A l’occasion de son passage le 25 novembre 2015 au Temps Machine, j’ai eu le bonheur d’échanger pour la troisième fois avec Bertrand Belin, auteur-compositeur-chanteur-musicien-écrivain rare et somptueux. Drôle et grave, d’une intelligence plutôt fulgurante, Bertrand Belin est un très bel ovni de la chanson française.
Il y a deux ans, tu me confiais ton désir d’écrire, c’est maintenant chose faite, avec le sortie de « Requin ». J’aimerais que tu me parles des processus d’écriture par rapport à la chanson : tu me disais à l’époque que c’était deux choses très différentes…
Il y a deux ans, j’avais déjà commencé à écrire ce livre et j’en avais publié un autre antérieurement. J’écris des textes qui ne sont pas des chansons depuis de nombreuses années, que je n’ai pas proposés à l’édition, car je ne les trouve pas dignes d’intérêt.
Donc, au niveau du processus, quelle est la différence entre un roman et une chanson ?
Je ne suis pas sûr que l’on puisse parler de processus. La grosse différence est bien évidemment que dans la chanson il y a la musique, et qu’elle prend une grande part de la fabrication, du rêve, de l’idéal esthétique, de la forme de ce qui va aboutir. Les mots alors n’ont pas comme dans un roman le devoir d’être explicités. La chanson peut se permettre d’avoir une certaine distance avec la cohérence temporelle ; la musique prend une part du drame dans la chanson, dans le roman ce sont les mots et la phrase qui prennent à leur charge tout le récit. Écrire un roman me fait rentrer dans des réflexions en cascade, comme des poupées russes. On devient un peu esclave du texte au bout d’un moment, chose que je n’ai jamais sentie dans la musique. Je devenais la chose de ce texte, il m’appelait et me demandait de prendre soin de lui, comme une entité. Cela implique un certain recueillement, une certaine intimité secrète avec le propos : la musique supporte mieux la porosité avec le monde extérieur.
« Requin » a reçu des critiques très laudatrices : comment les as-tu perçues ?
Avec joie, bien sûr, car ce doit être terrible pour quelqu’un qui se donne de la peine de prendre des coups de griffe qui sont légion, dans le monde de la littérature. Je n’ai pas lu attentivement l’ensemble des papiers qui sont parus sur ce livre, mais quelques uns qui m’encourageaient à écrire davantage. Dès lors que POL a accepté de publier ce livre, pour moi ça suffisait comme validation de l’intérêt que ce texte portait en lui. Je ne redoutais pas tant que le contenu du livre, auquel je ne changerais pas un mot, que l’à priori du « livre de chanteur ». Beaucoup d’auteurs de chansons ont dans un coin de la tête l’envie d’écrire des livres, mais ce n’est pas évident de passer à l’action. L’autre jour, en Belgique, j’ai fait une lecture de ce livre lors d’un concert, et le libraire à qui l’on a demandé de faire un stand à l’entrée du théâtre a apporté des livres, mais que des livres de chanteurs, signe qu’il y a une catégorie « d’auteurs-chanteurs », chose que j’ignorais…
Et acteur ?
Non, je ne suis pas vraiment acteur ! J’ai participé à des aventures au théâtre et au cinéma, mais ce n’est pas le cinéma qui m’intéresse, ce sont les gens, ceux qui ont des rêves, un projet en cours. C’est vrai que je suis sollicité de plus en plus, mais je ne vais pas accepter grand-chose, je ne suis pas très attiré par ça… Le cinéma comme une machine à produire des acteurs pour les magazines, ça ne m’intéresse pas. Je préfèrerais jouer dans des films sans budget qui ne seraient pas vus ! Ce qui m’intéresse, c’est voir comment des gens vont travailler la matière de leur scénario. Et ça me repose aussi de me mettre au service d’autres personnes et de dire des choses que je n’ai pas écrites !
Plus tu vas vers une écriture épurée, plus les éloges à ton égard sont riches en vocabulaire et chargées de superlatifs. Je ne sais pas comment l’exprimer, mais quelque chose me gêne là-dedans…
C’est sûr que des mots comme « chaloupé » ou « solaire » se retrouvent dans des dossiers de presse puis dans les journaux. Mais ces mots-là me paraissent cohérents, car par rapport aux autres albums il y a des aspects nouveaux, au niveau de la rythmique, par exemple.
Tu cites parfois Jaccottet, dont on dit que l’écriture est faite de simplicité et de mystère : la tienne pourrait-elle s’approcher de cette définition ?
Oui, mais le mystère est quelque chose qui a une intensité différente d’un individu à l’autre. A part les mathématiques, la réalité de la respiration et du sang qui coule dans nos veines, tout est mystérieux. Mystérieux, je ne sais pas trop ce que ça veut dire… Sitôt qu’il n’y a pas une traçabilité normée d’un récit, on trouve que c’est du mystère. Ce qui est mystérieux n’est pas ce que j’écris, mais plutôt pourquoi je l’écris, car souvent c’est du concret, comme un procès-verbal, presqu’un rapport de police. Ce qui est mystérieux, c’est pourquoi mettre le focus sur telle ou telle situation. En ce qui concerne Philippe Jaccottet, et loin de moi l’envie ou l’audace ou l’outrecuidance de faire un parallèle, je trouve qu’il n’y a pas de mystère chez Jaccottet. Je trouve qu’il a une écriture simple, mais c’est ça qui fait le mystère, en fin de compte. On est habitués à boursouffler l’idée de poésie, d’aura et de bizarreries, mais je pense que c’est beaucoup plus trivial que ça. Si j’écris ces textes-là, c’est parce que je les chante, ils n’ont pas vocation à être lus. C’est aussi un désir de décroissance des moyens de la narration, ce n’est pas un projet esthétique pour faire parler de moi. Je ne m’interdirai pas de faire des textes très longs et très denses la prochaine fois. Mais il est important de laisser la musique prendre sa place, pour moi qui suis avant tout un musicien. Ce que je voudrais réussir avant tout à créer, ce sont les conditions de ralentissement ou de focus. Mon idéal, c’est que les gens qui écoutent mes chansons vivent une expérience comme moi je l’idéalise, je pense que ce serait vraiment super. La musique est divertissante aussi, ce n’est pas juste un exercice théorique pour faire chier le monde, elle a une générosité, même si étrangement elle est parfois qualifiée d’austère, pas la musique, d’ailleurs, mais l’ensemble de mes chansons.
Oui, austérité, j’ai entendu aussi cela, mais je ne suis pas d’accord !
Je pense que le mot est mal choisi, mais il y a énormément de termes mal choisis dans la critique musicale !
Pour en finir, tu as lu pas mal de Tarkos, donc quelle résonnance a-t-il eu en toi, et pourquoi as-tu eu envie de lire du Tarkos ?
Un ami m’a offert un de ses recueils, qui s’appelle « Caisses », et dès que j’ai lu la première page, je suis vraiment tombé raide devant la puissance de vie et d’énergie qu’il y a dans ses textes. On est presque contraints de lire ses textes immédiatement à haute voix, comme par magie. Il y a tout un courant au XXème siècle dans la poésie qui a remis en cause la forme, les modèles, qui a cherché des voies nouvelles, qui avait très sincèrement renouvelé la forme, mais qui avait aussi un peu perdu son contenu, qui avait un peu perdu de vue cette chose si mystérieuse du feu, du texte qui ne se trouve ni dans le fond ni dans la forme, mais dans quelque chose qui ne peut être que les deux, et que je retrouve chez Christophe Tarkos. Chez lui, la forme, par sa voix, car il a beaucoup performé ses textes, par sa propre bouche, par son larynx, c’est une empreinte très forte, comme une empreinte digitale. D’autres poètes avant lui ont fait des expérimentations semblables, ou voisines, plutôt, et je trouve que dans tout ce monde-là, lui restitue une force de vie, une inquiétude festive, que j’aime chez les poètes. Il y a aussi une certaine gravité dans la confrontation sauvage, brutale, avec les objets inertes. Tarkos est vraiment tourné vers la lumière et vers le plein emploi de sa présence sur terre, qui fut relativement courte. Dans sa forme si originale et si singulière, il y a quand même ce que des siècles et des siècles ont apporté à la poésie, à savoir un instrument pour vivre mieux, et je trouve que c’est présent chez Tarkos beaucoup plus que chez d’autres poètes contemporains.