Véritable légende du monde de la bande dessinée de science-fiction, Philippe Druillet révolutionna cet art dans les années 70, au côté de Moebius, Caza et Bilal, par le biais du mythique magazine « Métal Hurlant ». Il a sorti, récemment, en collaboration avec David Alliot, son autoportrait intitulé « Délirium » .
Rencontre avec cet artiste protéiforme, passionnant, qui n’a pas sa langue dans sa poche.
Philippe, peux-tu nous parler de ta découverte de Jules Verne, en grand collectionneur des gravures Hetzel que tu es.
Quand j’ai rencontré Jean Boullet qui possédait presque l’intégralité de la collection des Jules Verne en Hetzel, dans sa librairie du « Kiosque », vers 1965, je suis tombé amoureux de ces livres et de la beauté.
Même Jean-Paul Sartre qui, pour moi, était un gros con, disait : « Quand on ouvre un livre de Jules Verne, la couverture est comme un rideau de théâtre. »
Les éditions populaires pour les enfants, en ces temps là, étaient en cuir et les gens les achetaient car c’était plus élégant.
J’en ai 300. Je me ruine avec ça car je suis bibliophile. Mais Jules Verne, faut pas oublier, c’est très étonnant, c’est comme le roman de Barjavel, c’est un voyageur immobile. Il avait un bateau, il ne l’a pratiquement jamais utilisé. Il s’est servi, pour ses romans, à l’époque, du « Journal des Voyages ».
Il faut cependant dire que sur les 40 ou 46 volumes, y ‘en a bien les 3/4 qui sont chiants comme la pluie mais il y a des choses qui sont exceptionnelles.
Mes préférés sont « Le Château des Carpathes », « 20 000 lieues sous les mers » car Nemo était, évidemment, un franc-maçon, libertaire et révolutionnaire dans son système.
Je suis rentré là-dedans, dans cette forme de folie de collection qui est la mienne où chaque livre que tu découvres, et c’est valable pour tout le XIXe siècle, tu as le fond, c’est-à-dire l’écriture, et tu as le travail du relieur ou du décorateur du bouquin. La reliure, c’est un art, c’est connu.
Jules Verne, c’est un espèce de voyage absolument insensé qui a eu la chance d’avoir des éditions dans le monde entier. J’ai des éditions anglaises, américaines, norvégiennes.
C’est inouï. Il avait une magie étonnante. C’est un personnage qui a dépassé son temps.
Un père fondateur, en quelque sorte.
Oui, père fondateur de la science-fiction.
Je m’étais dit quand j’ai commencé à travailler que je voudrais être comme Jules Verne : avoir un éditeur qui s’appellerait Hetzel et passer ma vie avec lui. C’était mon rêve. Mais j’ai changé quinze fois d’éditeur (rires).
Il y a eu un mariage étonnant entre la beauté de l’objet et la profondeur du texte. Mais Jules Verne était légèrement antisémite, faut bien avouer. On l’a affilié à la franc-maçonnerie mais c’est faux. C’est tout un personnage assez bizarre qui reste, pour moi, un pilier. Il a été réédité par Hachette jusqu’aux années 1950.
Quand je regarde ma collection de Verne sur mes étagères, c’est comme si j’avais un écran de cinéma. C’est fabuleux. Chaque titre m’envoie des choses. Aujourd’hui encore, « Voyage au centre de la Terre », tu le dévores.
C’est un auteur qui a enchanté des générations entières or ce n’est pas un bon écrivain mais il y a quelque chose en lui qui a fait qu’il reste immortel.
A-t-il eu des héritiers littéraires ?
Non. C’est un autre problème.
Les grands écrivains de SF, ce sont ceux qui ont écrit le monde d’aujourd’hui dans les années 40-50-60-70 : les Thomas Disch, les Philip K. Dick, les John Brunner et j’en oublie. Ce sont des philosophes et nous sommes dans le monde qu’ils ont inventé par prescience, même médiumnique, fabuleux et c’est ce qui nous arrive aujourd’hui.
Aucun homme politique ne lit de la science-fiction. Ils devraient. Cela leur apprendrait des choses.
Moi, Moebius et d’autres, nous nous sommes inspirés de ces précurseurs qui nous ont donné la nourriture.
Nous avons créé la bande-dessinée moderne, et, ensuite, le cinéma s’est emparé de nos dessins.
J’ai dû lire 3000 livres de SF et maintenant je n’en lis plus, parce que j’ai pris ma dose. Dorénavant, je m’intéresse, en littérature, à l’Histoire de France, à l’Histoire de l’Humanité.
Les visionnaires étaient les écrivains et nous, les gens de BD, nous avons appris avec eux.
Quand tu a débuté au journal «Pilote», en 1969, René Goscinny en était le rédacteur en chef.
Quel souvenir gardes-tu de lui ?
C’était un mec prodigieux. Il était toujours en costard-cravate. Je l’aimais beaucoup parce que je ne voyais pas en lui qu’un patron.
Dès qu’il y avait un nouvel «Astérix», je l’achetais et je le lui faisais dédicacer (rires). Il me disait : « Vous êtes sûr ? ». Moi : «Oui, oui. »
Je n’oubliais pas ce qu’il avait vécu car, comme César, qui connut la gloire à 40-45 ans, Goscinny a crevé la dalle pendant des années.
Prends « Oumpah-pah ». C’est la réplique exacte d’« Astérix ». Tu as le même scénario, le barde etc…
« Oumpah-pah » n’a pas marché, « Astérix » a marché. C’est étonnant.
René fait partie de ces gens qui se sont battus avant que la BD soit reconnue, acceptée. Sa fortune, elle est justifiée, c’est une fortune d’artiste.
A la fin de sa vie, il était fatigué, il avait des problèmes. Michèle, sa secrétaire, planquait un petit fanzine de trente pages, édité à Besançon ou à Grenoble, qui attaquait le dernier « Astérix ». Ca le rendait fou, donc elle le planquait. Il était devenu complétement parano.
Mais les vrais artistes sont paranoïaques, inconscients et médiums. Et je fais partie du club.
J’ai vraiment aimé René, j’ai aimé ce mec et j’étais très ami – je dis bien ami et pas amant – avec Gilberte Goscinny pendant quinze ans.
Elle est morte en 94, peu de temps avant Robert Doisneau, qui était mon meilleur ami, et c’était quelqu’un d’une générosité absolue.
Adolescent, tu allais dans les salles de cinéma pour faire des photogrammes des films projetés.
Oui. J’avais 16 ou 17 ans et c’était l’époque de la revue « Famous Monsters of Filmland » créée par notre ami américain Forrest J Ackerman qui m’a, d’ailleurs, acheté la couverture originale du « Lovecraft ». On se rencontre et là, il me dit : « Je suis un fou de « Métropolis » de Fritz Lang. J’ai très peu de photos. Pouvez-vous m’arranger cela ? »
Moi : «Ok».
Et il me demande comment je veux être payé. Je lui répond que je veux être payé avec des Pulps : « Weird Tales », « Amazing Stories » et compagnie.
Donc, tous les soirs, j’allais à la Cinémathèque, avec un obturateur à rideau et, là, je me faisais engueuler puisque « schlak », « schlak », sur un film muet, bonjour !
Bref, je lui ai fait, plan, plan, le chef-d’oeuvre de Lang. Cela a été publié dans « Famous Monsters ».
C’est ma première vie. J’étais photographe, dingue de cinéma. J’ai collaboré à un tas de bouquins de cinéma fantastique qui seront découverts après ma mort. J’ai collaboré à « Midi-Minuit » et tout le bordel. J’ai travaillé sur le « Dracula » de Terence Fisher avec Christopher Lee où j’ai fait les premiers photogrammes couleur. Ils sont repris dans un nombre d’ouvrages insensé sur la planète entière, avec, parfois, mon nom, et, parfois, sans mon nom.
Ce qui n’a aucune importance.
Anecdote à trois francs six sous : Fan absolu de Lovecraft, je décide de faire le « Necronomicon » comme si j’étais Abdul-Al-Hazred, l’Arabe maudit. Déjà pas mal occupé, j’en fais quand même quinze pages. Toutes vendues à l’exception d’une que je garde. Elles sont publiées partout et mon nom a disparu. J’ai eu un coup de fil de mon copain Hervé Di Rosa qui était à Providence et qui me racontait que cela a été repris dans des bande dessinées, dans des génériques de film parce que c’est devenu, pour les fans, le véritable « Necronomicon ».
Mon nom a, donc, disparu et ça, c’est la plus grande gloire du monde !
Pour terminer, tu me confiais, avant le début de cet entretien, être pessimiste quant à notre avenir.
Je considère que malgré tous les efforts nécessaires, nous sommes foutus.
Je ne me souviens plus du nom du physicien ou ethnologue qui a eu cette phrase admirable : «Nous sommes les derniers arrivés sur Terre et nous serons les premiers partis».
Qu’est-ce que tu veux faire ? C’est impensable.
Prends l’argent. Cela a toujours été une chose noble.
L’argent a servi au commerce, l’argent a servi à l’art, mais, maintenant, c’est de l’argent spéculatif. Il a perdu sa valeur morale. Il s’est séparé de l’être humain. Il travaille pour son propre compte.
Le gaz de schiste, tu hallucines, c’est de la folie.
Dorénavant, je hais les écolos alors que je l’ai été, il y a vingt ans, comme un forcené. Depuis qu’ils sont rentrés en politique, c’est la fin. En plus, ce n’est pas eux qui décident mais c’est l’industrie.
Exemple, quand on te demande de faire le tri des ordures en mettant telle chose dans la poubelle machin et telle autre chose dans une autre poubelle, limite parfois on t’engueule si tu ne le fais pas. Mais bordel, quand j’achète un pack de six yaourts, je n’ai pas demandé au fabricant de me foutre quatre couches de papier dessus. Je ne lui ai pas demandé à ce connard ! Et je suis obligé de me faire chier avec les poubelles. Maintenant je chie dedans.
C’est effrayant, nous sommes foutus, c’est certain.
Propos recueillis par Gary Constant, le dimanche 31 août, lors de la Forêt des Livres 2014 de Chanceaux-près-Loches.